16
Un foyer

 

 

Ils s’étaient tapis sous le chariot, tandis qu’il pleuvait des cordes. Des ruisseaux d’eau de pluie s’étaient formés et le sol devenait boueux jusque sous leur abri précaire.

— Ce n’est pas ainsi que j’avais imaginé notre vie, fit sombrement remarquer Morik. Nous sommes tombés bien bas.

Wulfgar sourit à son ami et secoua la tête ; loin d’être aussi soucieux de son confort physique que son ami, la pluie ne le dérangeait guère. Il avait grandi au Valbise, après tout, sous un climat nettement plus rigoureux que tout ce que l’on trouvait sur les flancs de montagne, de ce côté de l’Épine dorsale du Monde.

— Mon plus beau pantalon est fichu, se lamenta Morik, qui se retourna et essaya d’ôter la boue de ses vêtements.

— Les fermiers auraient proposé de nous abriter, lui rappela Wulfgar.

Un peu plus tôt, ce jour-là, ils avaient aperçu quelques fermes. Le barbare avait depuis souligné à plusieurs reprises que les gens qui y habitaient leur offriraient sans doute de la nourriture et un endroit où se réchauffer s’ils se présentaient à eux.

— Et ils auraient su où nous étions, expliqua Morik, réponse qu’il avait déjà donnée chaque fois que Wulfgar avait évoqué cette éventualité. Dès lors que quelqu’un nous aperçoit, notre piste est plus facile à suivre.

Le voleur poussa un cri de surprise quand un éclair s’abattit sur un arbre, à une centaine de mètres du chariot.

— Tu te conduis comme si tu t’attendais à voir la moitié des milices de la région se lancer sous peu à notre poursuite, dit le barbare.

— Je me suis fait beaucoup d’ennemis, reconnut Morik. Et toi aussi, mon ami, au nombre desquels les juges les plus importants de Luskan. (Wulfgar, qui s’en fichait éperdument, haussa les épaules.) Et nous nous en ferons d’autres, je peux te le garantir.

— À cause de la vie que tu nous as choisie.

— Tu préférerais peut-être te reconvertir en fermier et travailler la terre ? dit Morik, les sourcils levés.

— Serait-ce si abominable ?

Morik eut un ricanement et Wulfgar, impuissant, ne put que répondre en gloussant.

— Il nous faut une base, dit soudain le voleur, alors qu’un filet d’eau lui mouillait les fesses. Une maison… ou une grotte.

— On trouve de nombreuses grottes dans ces montagnes, dit Wulfgar.

Au regard, à la fois plein d’espoir et effrayé, que lui lança son compagnon, le colosse comprit qu’il était inutile d’en dire davantage ; ces grottes étaient presque systématiquement occupées.

L’humeur maussade de Morik ne s’améliora pas le lendemain matin, malgré le retour du soleil, qui brillait dans un grand ciel bleu. Sans cesser de ronchonner, il ôta ses vêtements et les lava quand les deux voyageurs croisèrent le cours d’un torrent clair.

Wulfgar nettoya également ses effets et son corps crasseux, la douleur de son épaule blessée apaisée par l’eau glacée. Plus tard, alors qu’étendus sur un rocher ensoleillé ils attendaient que leurs vêtements sèchent, Wulfgar aperçut un filet de fumée qui s’élevait paresseusement dans les airs.

— D’autres maisons, observa-t-il. Certainement des habitants amicaux envers ceux qui se présentent sans mauvaises intentions.

— Tu n’arrêtes jamais ! répondit sèchement Morik, avant de tendre la main derrière le rocher et de sortir une bouteille de vin qu’il avait mise à rafraîchir dans le torrent.

Il en but une rasade puis la tendit à Wulfgar, qui, après un instant d’hésitation, s’en empara.

Peu après, alors que leurs vêtements étaient encore humides et tous les deux quelque peu enivrés, ils se lancèrent sur les pistes de la montagne. Comme il leur était impossible d’y faire rouler le chariot, ils le dissimulèrent dans un buisson et laissèrent les chevaux paître non loin de là. Morik ne manqua pas de remarquer comme ils étaient ainsi faciles à voler.

— Dans ce cas, il nous faudrait les voler à notre tour, répondit Wulfgar, ce qui fit rire le voleur, à qui la note de sarcasme de ces mots avait échappé.

Il se calma toutefois dès qu’il remarqua l’expression sérieuse soudain apparue sur le visage de son ami, dont il comprit l’origine en suivant son regard ; un jeune arbre, un peu plus loin, avait été brisé à la base du tronc. Wulfgar s’en approcha et se pencha afin d’étudier le sol du secteur.

— Qu’est-ce qui a brisé cet arbre, d’après toi ? lui demanda Morik, qui l’avait suivi.

Il fit signe au voleur de se baisser, puis il lui désigna l’empreinte laissée par le talon d’une immense botte.

— Des géants ? hasarda Morik.

Wulfgar le dévisagea alors avec curiosité, reconnaissant déjà chez son ami des signes de panique, comme il en avait montré quand on lui avait fait subir le supplice de la cage et du rat, au Carnaval du Prisonnier.

— Tu n’aimes pas non plus les géants ? lui demanda le barbare.

— Je n’en ai jamais vu, avoua Morik, après avoir haussé les épaules. Mais qui les aime, tu peux me le dire ?

Wulfgar considéra son ami, pourtant voleur et guerrier expérimenté, avec un air étonné et en songeant qu’une bonne partie de sa propre formation s’était effectuée aux dépens de géants. Imaginer que quelqu’un d’aussi redoutable que Morik n’en ait jamais rencontré était pour le moins surprenant.

— J’ai vu un ogre, une fois, dit Morik. C’est vrai qu’il y a aussi nos amis geôliers, en qui coulait une bonne proportion de sang ogre.

— Plus grands, lâcha Wulfgar. Les géants sont beaucoup plus grands.

— Rebroussons chemin, dit alors Morik, qui avait pâli.

— S’il y a des géants dans les parages, ils possèdent vraisemblablement un repaire. Les géants ne restent pas sous la pluie ou un soleil de plomb s’il existe des grottes dans la région. D’autre part, ils font cuire leurs aliments et préfèrent ne pas signaler leur présence par des feux de camp à ciel ouvert.

— Leurs aliments ? Les barbares et les voleurs font-ils partie de ces aliments qu’ils font cuire ?

— Ils sont même considérés comme des mets de choix, répondit avec sérieux Wulfgar, tout en hochant la tête.

— Allons trouver les fermiers, dit Morik en faisant mine de s’en aller.

— Espèce de lâche, dit le barbare, sans hausser le ton, ce qui fit se retourner son compagnon. La piste est assez facile à suivre et nous ne savons même pas combien ils sont. Je n’aurais jamais imaginé voir Morik le Rogue fuir un combat.

— Morik le Rogue se bat avec ça ! précisa le voleur, un doigt sur la tempe.

— Un géant dévorerait ça.

— Alors Morik le Rogue s’enfuirait à toutes jambes.

— Un géant te rattraperait. Ou alors, il te lancerait un rocher et t’écraserait de loin.

— Charmantes perspectives, commenta Morik. Partons d’ici et allons voir les fermiers.

Wulfgar redressa la tête et observa son ami, sans esquisser le moindre geste pour le suivre. Il ne put alors s’empêcher de songer à quel point Morik et Drizzt s’opposaient. Le voleur faisait demi-tour pour s’enfuir, tandis que le drow se serait lancé sans hésiter et avec enthousiasme – comme il l’avait souvent fait – dans une aventure telle que la recherche d’une tanière de géants. Wulfgar se rappela le jour où, avec l’elfe noir, ils avaient littéralement nettoyé une grotte de verbeegs, un combat long et violent mais dans lequel Drizzt s’était lancé en riant. Il songea ensuite au dernier affrontement qu’il avait livré aux côtés de son ami à la peau noire, contre une autre bande de géants. Cette fois, ils les avaient chassés dans les montagnes, après avoir appris que ces créatures bestiales comptaient déferler sur la route de Dix-Cités.

Pour Wulfgar, Morik et Drizzt se ressemblaient en bien des points mais ils se distinguaient l’un de l’autre en ce qu’il y avait de plus important. Ce contraste le tenaillait en permanence, éternel rappel des surprenantes différences entre son ancienne et sa nouvelle vie, entre le monde qui s’étendait au nord de l’Épine dorsale du Monde et les terres situées au sud de ces montagnes.

— Il n’y a peut-être que deux géants, dit-il. Il est rare qu’ils se regroupent en nombre.

— Cent coups pour en abattre un, c’est ça ? dit Morik, après avoir dégainé son épée et sa dague. Deux cents, peut-être ? Et pendant que je frappe deux cents fois ce monstre, je peux me rassurer en pensant qu’un seul de ses coups suffit à m’écrabouiller.

— C’est justement ça qui est amusant, répondit Wulfgar, avec un grand sourire.

Le barbare cala la hache du bourreau sur son épaule et se mit en route, sur les traces du géant, sans rencontrer la moindre difficulté pour lire sa piste.

Un peu plus tard, au milieu de l’après-midi, Wulfgar et Morik se tapirent derrière un gros rocher, la tanière et les géants en vue. Morik lui-même dut bien avouer que cet endroit était parfaitement situé ; nichée entre des crêtes rocheuses et à l’écart des chemins, cette grotte se trouvait à moins d’une demi-journée de marche de l’un des deux principaux cols de la chaîne de montagnes, le plus à l’est, qui séparait le Valbise des terres du Sud.

Ils demeurèrent ainsi un long moment à observer les lieux, n’ayant remarqué que deux géants, jusqu’au moment où un troisième fit son apparition, ce qui ne suffit pas à impressionner Wulfgar.

— Des géants des collines, dit-il sur un ton méprisant. Ils ne sont que trois. J’ai eu l’occasion d’affronter un géant des montagnes qui les aurait terrassés tous les trois.

— Dans ce cas, essayons de trouver ce géant des montagnes et tentons de le convaincre de venir ici pour expulser cette bande, suggéra Morik.

— Il est mort, répondit Wulfgar. Et ces trois-là le seront bientôt eux aussi.

Il s’empara de la lourde hache et jeta un regard circulaire avant de se décider à emprunter un itinéraire détourné pour atteindre la tanière.

— Je n’ai aucune idée de la façon de combattre ces créatures ! murmura Morik.

— Observe et apprends, répondit Wulfgar.

Ne sachant pas s’il devait suivre ou non son ami, Morik resta près du rocher à surveiller sa progression, tandis que les trois géants disparaissaient dans la grotte. Wulfgar se faufila peu de temps après jusqu’à cette sombre entrée et y jeta un coup d’œil. Après un regard en direction de Morik, il plongea dans l’obscurité.

— Tu ne sais même pas s’il y en a d’autres à l’extérieur, marmonna pour lui-même le voleur en secouant la tête.

Il se demanda si avoir suivi ce barbare en cette contrée avait finalement été une bonne idée. Il lui était facile de retourner à Luskan, avec une nouvelle identité aux yeux des autorités mais en retrouvant son ancien rang et le respect qui allait avec de la part du monde de la rue. Bien entendu, resterait dans ce cas à régler le problème – non négligeable – des elfes noirs qui lui avaient confié une mission.

Malgré cela, au vu de la taille des géants, Morik songeait sérieusement qu’il n’aurait pas le choix et serait contraint de regagner Luskan. Seul.

 

* * *

 

L’entrée de la grotte n’était ni haute ni large, en tout cas pour des géants. Wulfgar fut ainsi rassuré, sachant que ses adversaires devraient nettement se baisser, voire ramper, pour passer sous le point où la voûte était la moins haute. Leur poursuite ne serait pas très rapide s’il devait battre en retraite.

Après une quinzaine de mètres de ce passage sinueux, le boyau s’élargit et gagna en hauteur pour déboucher sur une vaste caverne, où un immense feu illuminait suffisamment le tunnel de sa lueur orangée pour que Wulfgar n’évolue plus dans l’obscurité.

Il remarqua que les parois étaient irrégulières, constellées de zones d’ombres, avec notamment une saillie particulièrement prometteuse située environ trois mètres au-dessus du sol. Wulfgar se glissa un peu plus loin, dans l’espoir d’apercevoir le clan de géants au complet, car il tenait à s’assurer qu’ils n’étaient que trois et qu’ils n’étaient pas accompagnés de quelques dangereux animaux domestiques prisés par ces créatures, comme les ours des cavernes et les immenses loups. Il fut contraint de revenir sur ses pas, avant même d’avoir atteint l’entrée de la cavité, quand il entendit l’un de ces êtres immenses approcher, éructant à chacun de ses pas pesants. Il escalada aussitôt le mur, jusqu’à la saillie qu’il avait repérée, et se fondit dans l’ombre afin d’observer.

Le géant fit son apparition, se frottant le ventre, encore secoué de renvois, puis il se baissa quand il approcha du passage resserré, un peu plus loin. La prudence aurait voulu que Wulfgar diffère son assaut, qu’il se contente de regarder afin de déterminer la force précise de l’ennemi, cependant le guerrier ne se sentait pas d’humeur prudente.

Il se jeta en poussant un rugissement effrayant et assena un terrible coup de hache, sa propre force accentuée par la vitesse de sa chute.

Surpris, le géant parvint à légèrement s’écarter, ce qui lui évita d’avoir le cou tranché. Malgré sa taille, cet être aurait en effet été décapité par la puissance du barbare s’il n’avait pas bougé. Déchirant peau et muscles et fracassant l’os, la hache s’enfonça tout de même dans son omoplate et, chancelant, il poussa un hurlement de douleur avant de poser un genou à terre.

Le manche de l’arme de Wulfgar se brisa en deux durant la manœuvre. Toujours prompt à improviser, celui-ci se réceptionna au sol en une roulade et se releva instantanément, puis il se rua sur le géant blessé, qu’il frappa violemment à hauteur de la gorge avec l’extrémité pointue du manche cassé. Voyant ce monstre, qui n’émettait plus que des gargouillis, lever ses immenses mains tremblantes sur lui, Wulfgar dégagea le manche de la chair de la créature, raffermit sa prise et frappa son adversaire en plein visage.

Il abandonna ainsi ce dernier, toujours un genou à terre et devinant que ses compagnons ne tarderaient plus à survenir. Alors qu’il cherchait des yeux une position défendable, il remarqua que son assaut, ou peut-être sa réception sur le sol, avait de nouveau ouvert sa blessure à l’épaule, sa tunique se trempant de sang frais.

Wulfgar n’avait pas le temps d’y réfléchir. Il reprit sa place sur son perchoir au moment où les deux autres occupants des lieux se présentaient dans la zone qu’il dominait. Il trouva alors une arme, sous la forme d’une grosse pierre. Avec un râle étouffé, il la souleva au-dessus de sa tête et attendit.

Le dernier géant, le plus petit, entendit le grognement du barbare et leva les yeux à l’instant précis où ce dernier lança son projectile massif – quel hurlement cet être poussa-t-il alors !

Wulfgar récupéra le manche de la hache et sauta de son promontoire, se servant de nouveau de la vitesse de sa chute pour accentuer la puissance de son coup quand il frappa ce géant au visage. Dès qu’il se retrouva au niveau de ses cibles, il pivota vers le monstre et plongea dans ses jambes. Modifiant légèrement la prise de sa massue improvisée, il frappa sèchement le tendon du jarret, derrière le genou du géant, exactement comme Bruenor le lui avait enseigné.

Les mains toujours sur le visage, que la pierre avait touché, et hurlant de douleur, cette créature s’écroula derrière Wulfgar, entre le barbare et le dernier membre de ce groupe, le seul à ne pas avoir encore senti la piqûre des armes du fils de Beornegar.

 

* * *

 

À l’extérieur de la grotte, Morik grimaça quand il entendit des cris, des gémissements et des hurlements, ainsi que l’inimitable bruit produit par le choc de la pierre contre les os.

Curieux malgré lui, le voleur s’approcha de l’entrée et, bien que terrifié et honnêtement persuadé que son ami était déjà mort, il tenta de jeter un regard à l’intérieur.

— Tu ferais mieux de filer à Luskan, se réprimanda-t-il dans sa barbe. Un lit douillet attend Morik pour ce soir.

 

* * *

 

Wulfgar avait frappé de toutes ses forces à deux reprises, et pourtant il n’avait pas tué – ni sans doute seulement assommé pour longtemps – un seul membre de ce trio. Il se retrouva donc totalement exposé, courant vers la cavité principale sans même savoir si cet endroit était pourvu d’une autre issue.

Cela dit, le barbare n’était en cet instant pas handicapé par les souvenirs d’Errtu ; il se sentait temporairement libre de ces liens émotionnels et dans une situation quasi désespérée – et il adorait ça.

Pour une fois, la chance tourna en sa faveur. À l’intérieur de la tanière proprement dite, il trouva le butin du dernier raid des géants, avec en particulier les restes de trois nains, dont l’un avait été équipé d’un marteau, petit mais solide, et un autre de plusieurs hachettes fixées sur une cartouchière.

Quand le géant indemne se précipita sur lui en rugissant, Wulfgar lança une, deux, puis trois hachettes, touchant sérieusement le monstre à deux reprises. Ce dernier ne s’arrêta pas pour autant et n’était plus qu’à un pas de lui quand le barbare, qui se voyait déjà écrasé contre la paroi, lui assena un coup de marteau sur la cuisse.

Wulfgar plongea au dernier moment et le géant se révéla incapable de freiner son élan. Il percuta la tête la première le mur de roche, ce qui provoqua la chute de bon nombre de mottes de terre et de cailloux de la voûte. Parvenu à éviter la collision, Wulfgar se trouva démuni et dans l’impossibilité de récupérer ses nouvelles armes, abandonnées derrière lui, quand le géant sur qui il avait projeté le rocher entra en boitant dans la cavité.

Wulfgar se jeta sur le manche brisé de la hache, qu’il ramassa en plongeant en une nouvelle roulade, au moment où la créature tenta de l’écraser de sa lourde botte. Déjà en mouvement, le barbare prit d’assaut les genoux vulnérables de son adversaire et en harcela un à coups de manche, avant de faire le tour de cette jambe aux allures de tronc afin d’échapper au géant. Il leva la pointe de son bâton tout en se retournant et frappa de nouveau, cette fois sur l’arrière de la jambe ensanglantée. Adossé contre la paroi, le géant toucha d’un violent coup de pied l’épaule blessée de Wulfgar, qui fut projeté plus loin et percuta violemment le mur de roche.

Désormais pleinement dans sa rage de guerrier, le barbare se releva en hurlant et chargea si brusquement le géant boiteux que celui-ci ne le vit pas survenir. Implacable, le gourdin s’attaqua de nouveau aux genoux et, malgré les coups qui pleuvaient sur lui, Wulfgar eut le plaisir d’enfin entendre l’os visé se briser. Le monstre s’affala, les mains sur son genou fracassé et la grotte ébranlée par ses cris de douleur. Remis des coups encaissés, Wulfgar laissa alors échapper un rire moqueur.

Le géant calé contre la paroi tenta de se relever mais son agresseur fut sur lui en un instant, debout sur son dos et abattant sans relâche son gourdin sur sa nuque. Il le frappa ainsi à plusieurs reprises, jusqu’à pousser le monstre à se coucher et essayer de se protéger. Wulfgar osa alors espérer enfin achever un de ses adversaires.

C’est à cet instant que l’immense main de l’autre géant se referma sur sa jambe.

 

* * *

 

Morik avait du mal à admettre ses mouvements ; il eut même la sensation d’être trahi par ses pieds quand il se faufila dans l’entrée de la grotte pour y jeter un regard.

Il aperçut le premier géant, sous le passage bas de plafond, penché en avant, un bras appuyé contre la paroi et crachant encore un peu de sang.

Sans laisser le temps à son bon sens de lui faire rebrousser chemin, Morik avança, progressant en silence le long du mur, dans l’obscurité de la grotte. Il s’approcha en toute discrétion du géant, les quelques bruits qu’il ne put éviter nettement couverts par la toux et la respiration bruyante de cette créature, puis il se jucha sur une saillie qui s’élevait à près de un mètre du sol.

Tandis que les échos du combat qui se déroulait dans la cavité plus profonde se répercutaient, Morik ne pouvait qu’espérer que Wulfgar s’en sortait, autant par égard pour son ami que parce qu’il se rendait compte qu’il se trouverait dans une position extrêmement délicate si d’autres géants survenaient. Maîtrisant ses nerfs, il patienta, immobile, sa dague en main, et se mit à réfléchir à son assaut en songeant aux attaques par-derrière qu’il avait déjà portées au cours de sa carrière de combattant, néanmoins il ne parvint pas à considérer son arme ridicule avec autre chose que du doute.

Le géant commença à se retourner. Morik n’avait plus le temps de penser. Sachant qu’il lui faudrait agir de façon parfaite, imaginant qu’il allait sérieusement souffrir et se demandant pourquoi, par les Neuf Enfers, il avait suivi en ce lieu cet idiot de Wulfgar, il laissa parler son instinct et se jeta à la gorge déjà entaillée de sa cible.

La dague frappa. Le géant poussa un hurlement et sursauta – il se fracassa la tête contre la voûte basse. Tout en gémissant, il tenta de se redresser en battant des bras, ce qui permit à Morik de filer, le souffle court. Il sortit de la grotte en courant, trébuchant à chaque pas et sans cesser de hurler, le géant haletant et menaçant sur ses talons.

Sur le point d’être rattrapé, Morik plongea sur le côté au dernier moment. Le monstre le dépassa en titubant, une main sur la gorge, la respiration affreusement sifflante, le visage bleui et les yeux exorbités.

Morik s’élança dans la direction opposée mais son poursuivant ne lui emboîta pas le pas. La gigantesque créature était tombée à genoux et suffoquait.

— Allez, je rentre à Luskan, marmonna plus d’une fois Morik, tout en s’approchant de l’entrée de la grotte.

 

* * *

 

Wulfgar se retourna et frappa de toutes ses forces, puis il se jeta sur le géant, dont il attrapa et tordit la jambe. Un genou à terre et sa jambe blessée tendue, le monstre luttait pour conserver son équilibre. Il lança son autre épaisse main sur le barbare, qui évita ce coup en se baissant avant de tirer furieusement, ce qui lui permit de se libérer et de bondir sur l’épaule du géant.

Il passa les bras autour de l’immense tête et orienta la pointe du manche de la hache vers un œil de son adversaire. Une fois son arme bien en main, il tenta d’enfoncer ce pieu éclaté, mais les mains du géant s’interposèrent pour le freiner, ce qui ne l’empêcha pas d’insister, tout en laissant échapper un grondement sous l’effort.

Terrifié, le géant essaya de se dégager, tirant de ses impressionnantes mains, muscles contractés à l’extrême, avec une force qui aurait arrêté net à peu près n’importe quel humain.

Seulement, Wulfgar bénéficiait d’un bon angle et d’une puissance hors normes en regard de ses semblables. Il vit l’autre géant se relever mais garda à l’esprit qu’il lui fallait se concentrer sur un unique adversaire à la fois. Quand la pointe du manche de la hache s’enfonça dans l’œil du monstre, celui-ci s’agita frénétiquement et parvint même à se relever, mais Wulfgar tint bon. Il poussa sur son pieu, encore et encore.

Le géant se précipita à l’aveugle contre une paroi, qu’il percuta le dos tourné, espérant ainsi écraser l’humain qui le harcelait. Wulfgar chassa la douleur d’un grognement et maintint son effort, jusqu’à ce que la pointe de son arme atteigne le cerveau de la créature.

L’autre géant survint à cet instant. Wulfgar prit la fuite et fila vers l’autre côté de la cavité, sa retraite couverte par les spasmes de sa victime agonisante. Le manche de sa pique improvisée était encore visible entre les plis des paupières fermées de la créature. Wulfgar, qui eut à peine le temps de s’en rendre compte, plongea tête baissée pour récupérer le marteau et l’une des hachettes maculées de sang.

Le géant restant écarta le cadavre de son compagnon et avança, puis se mit soudain à tituber, une hachette profondément plantée dans le front.

Wulfgar ne relâcha pas son effort et enchaîna avec un puissant coup de marteau sur le torse ennemi. Il frappa encore, puis une troisième fois, avant d’esquiver les poings adverses en se baissant et d’assener un violent coup sur le genou du géant. Il en profita pour se glisser derrière le monstre, jusqu’à la paroi, sur laquelle il prit deux appuis avant de bondir pour frapper de haut en bas l’immense être, qui venait de se retourner.

La tête du marteau fracassa le crâne du géant, qui s’effondra instantanément et ne bougea plus.

Morik entra à cet instant dans la cavité et resta bouche bée en voyant Wulfgar, meurtri de partout. L’épaule du barbare était trempée de sang, sa jambe couverte d’hématomes de la cheville à la cuisse et ses genoux et ses mains écorchés jusqu’au sang.

— Tu vois ? dit Wulfgar, avec un sourire triomphant. Pas le moindre problème. Nous avons maintenant un logis.

Le regard de Morik se posa sur les épouvantables restes des nains à moitié dévorés, puis sur les deux géants morts, dont le sang se répandait dans la cavité.

— On fera avec, lâcha-t-il sèchement.

 

* * *

 

Ils passèrent une bonne partie des trois jours suivants à nettoyer leur grotte, enterrer les nains, découper les géants, s’en débarrasser et récupérer leurs provisions. Ils parvinrent même à faire monter les chevaux et le chariot jusqu’à leur nouveau repaire par un chemin détourné, même s’ils libérèrent les bêtes après cet effort considérable, estimant qu’elles ne leur seraient jamais véritablement utiles en tant qu’attelage.

Un sac rempli sur le dos, Morik conduisit ensuite Wulfgar sur les pistes. Les deux compagnons finirent par atteindre un point de vue surélevé qui donnait sur un large col, qu’empruntait l’unique piste digne de ce nom de cette région de l’Épine dorsale du Monde. Le barbare et ses anciens amis étaient d’ailleurs passés par cet endroit quand ils s’étaient aventurés hors du Valbise. Il existait un autre col, à l’ouest, dont la piste passait plus loin par Hundelpierre, mais cette route était la plus directe, bien que de très loin plus dangereuse.

— De nombreuses caravanes franchiront cette passe avant l’hiver, expliqua Morik. Chargées de biens divers à destination du nord ou d’objets sculptés en ivoire de truite à tête plate vers le sud. (Connaissant mieux ces pratiques que Morik les comprendrait jamais, Wulfgar se contenta d’acquiescer.) Nous devrions les attaquer dans les deux sens. Les convois en provenance du sud nous fourniraient des vivres et ceux descendant du nord notre future trésorerie.

Wulfgar s’assit sur une dalle rocheuse et regarda en direction du nord et du col, puis au-delà, vers le Valbise. Il songea de nouveau au sévère contraste qui distinguait son passé de son présent. Comme il serait ironique que ses anciens amis soient chargés de traquer les bandits de grand chemin.

Il imagina Bruenor charger en rugissant sur la pente rocheuse, devancé par l’agile Drizzt, cimeterres en main. Guenhwyvar serait déjà postée plus haut, de façon à couper toute retraite. Morik prendrait sans doute la fuite et Catti-Brie l’abattrait d’une seule flèche grésillante.

— Tu sembles parti à des milliers de kilomètres, intervint Morik, qui, comme d’habitude, tenait une bouteille, qu’il avait déjà commencé à vider. À quoi penses-tu ?

— Je pense que j’ai soif, répondit Wulfgar, qui s’empara de la bouteille et la porta à ses lèvres.

L’ample gorgée brûlante le calma quelque peu mais ne parvint pas à lui faire accepter sa position présente. Peut-être ses amis viendraient-ils s’occuper de lui, comme il s’en était lui-même pris, avec Drizzt, Guenhwyvar et les autres, à la bande de géants qu’ils soupçonnaient de semer la terreur sur les routes du Valbise.

Wulfgar but une nouvelle longue gorgée, guère enchanté à l’idée de les voir survenir.

L'Épine Dorsale du Monde
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